Lorsque l’armistice est signé en juin 1940, Claude Cheysson a 20 ans. La mort de son frère, au début de ce mois de juin, le bouleverse profondément. Dans un récit enregistré en 1994 par Philippe Ragueneau, Compagnon de la Libération, il raconte ce moment décisif, puis son départ pour l’Angleterre, son retour en France avec la 2ème DB du général Leclerc, l’avancée vers l’Allemagne.
Claude Cheysson : C’est pour moi un souvenir douloureux. J’étais en taupe et je préparais polytechnique. Un jour mon père est arrivé en me disant «ton frère vient d’être tué». Mon frère Jean avait 10 ans de plus que moi. Il avait été affecté dans une unité de l’aviation d’observation pendant la campagne de France. Il a été abattu le 2 juin 1940 en Champagne. Perdre un frère est dur, perdre un frère de 10 ans son aîné est un choc terrible. Cela réveillait tout ce que j’avais entendu pendant mon enfance : les trois frères de ma mère tués en 1917, son beau-frère tué de la même manière.
Nous sommes allés à Romilly, où un service avait lieu en l’honneur de mon frère. Au retour, il a été impossible de regagner l’école. Nous sommes directement partis avec mon père vers le sud, vers Bordeaux. En chemin, j’ai entendu le discours de Pétain. J’en ai encore des frissons dans le dos, effrayant, effrayant… À Bordeaux, l’administration m’a rattrapé, car l’administration est toujours très efficace. C’est là où j’ai appris que j’étais admissible à l’X et j’ai donc passé mon oral de l’X à Bordeaux dans ces circonstances : le choc terrible de la mort du frère et d’une défaite acceptée. Horrible !
J’écoutais les nouvelles… J’aurais voulu partir pour l’Angleterre mais ce n’était qu’une idée comme ça qui ne s’est pas matérialisée et que mon père a d’ailleurs combattue. Je voulais surtout me battre, mais je ne savais pas ce que cela voulait dire.
Je ne suis pas très fier de la suite immédiate. J’étais à polytechnique, je me trouvais dans un cocon, réfugié à Lyon. C’était une petite promotion où nous bouillonnions entre nous si je puis dire. Mais sans avoir l’idée d’aller porter notre bouillonnement à l’extérieur. Je me rappelle, une espèce de joie le jour où nous avons appris que l’Allemagne entrait en Union Soviétique, nous chantions dans les couloirs : « ils sont perdus, ils sont foutus !». Nous ne nous rendions pas bien compte de ce qu’il se passait, nous ne nous rendions pas compte des circonstances. J’avais l’impression qu’il se construisait en France même, un moyen de reprendre le combat. Nous étions victime de cette illusion.
Des excès des Allemands, nous n’avions pas non plus conscience. Je vais vous raconter un épisode qui n’a rien de glorieux, mais qui illustre notre degré d’ignorance. J’étais en liaison avec l’OCM (organisation civile et militaire), et un jour, j’allai à Paris en franchissant clandestinement la ligne de démarcation, ce qui était très facile. On m’avait chargé de porter des tracts, c’était en mars 1941. Et je me rappelle qu’un de ces tracts montrait une photo que l’on a beaucoup vue après la guerre : la photo d’un trou dans lequel des gens en uniforme rayé jetaient des corps décharnés. Je les ai portées à Paris, et je me disais « je trouve qu’on y va un peu fort avec la propagande ». Nous n’avions pas la moindre idée que ceci était vrai.
Au retour bêtement parce qu’on chantonnait en passant la ligne, on s’est fait arrêter par les Allemands. Et nous rigolions, nous trouvions ça très drôle. Nous avons été internés à la maison d’arrêt Saint-Michel. Les Allemands bien organisés de Paris ont fait venir deux types de la gestapo. Nous n’avions pas la moindre idée que nous courrions des risques. Les types de la gestapo, bêtes à manger du foin, nous ont lu un questionnaire, séparément à chacun de nous. Je me rappelle que la deuxième question était : « aimez-vous le chancelier Hitler ? ». Nous avons répondu « va te faire foutre ! » C’est dire à quel point nous étions ignorants ! Il n’y avait rien d’héroïque là-dedans ; nous ne savions absolument pas que des gars de la gestapo pouvaient être dangereux. Ignorance ! Le général De Gaulle c’était très loin. Bien sûr, nous écoutions la radio mais ça n’en disait pas beaucoup plus.
Philippe Ragueneau: Est-ce par l’OCM que vous avez trouvé la filière qui vous a permis de fuir en Espagne ?
C.C. : Oui. J’avais essayé une première fois par une autre filière et ça avait foiré : le passeur nous avait vendu sur la frontière des Pyrénées. Nous étions méfiants : on s’était planqué quand le passeur est venu, accompagné par une patrouille allemande. Après cet épisode, je m’étais retrouvé à Saint Jean Pied de Port, sans un sou, sans rien, le passeur nous avait tout pris. Nous étions tout simplement descendu jusqu’à la première gare où on a vu des cheminots, on leur a raconté, et les cheminots nous ont ramené à Paris. Tout de suite !
La deuxième fois on est passé par l’OCM. Un passage bien organisé, un peu dur parce qu’il faisait très froid.
On a été arrêté en Espagne, je suis resté en prison au couvent des Capucines à Barbastro pendant huit mois, jusqu’à ce que je sois racheté avec un autre paquet de français, et emmené au Maroc.
[C’est à partir du port de Malaga en décembre 1943 qu’il quitte l’Espagne dans un bateau battant pavillon américain.]
Dès que nous avons passé le détroit de Gibraltar, le pavillon américain fût remplacé par un drapeau français au cours d’une cérémonie sobre et très émouvante pour nous, les évadés de la France occupée. Le commandant, à la proue du navire avec un porte-voix, a lancé d’une voie grave et solennelle, avec un fort accent anglais : « Camarades, la France libre vous accueille ». Tous pleuraient.
P.R. : Au Maroc, la deuxième DB n’est pas encore constituée mais elle se rassemble déjà. Des éléments assez disparates qu’il faut réunir, dont il faut faire une unité coordonnée. Serez-vous tout de suite informé de cette naissance de la 2ème DB, ou bien allez-vous chercher également quel est le moyen de passer en Angleterre et de continuer la lutte ?
C.C.: Non, j’ai tout de suite été affecté au 12éme régiment de Chasseurs d’Afrique, élément qui allait faire partie de la deuxième DB.
J’ai été incorporé dans une unité qui avait une mauvaise réputation parmi les gaullistes parce qu’elle revenait de Dakar. L’État-Major du général Leclerc plaçait dans cette unité des gens sûrs. C’est ainsi que mon camarade Jean-Pierre Nouveau, qui arrivait d’Angleterre, a été incorporé dans le même escadron que moi, comme tous ceux qui venaient de France et qui avaient le désir de se battre ! On nous intégrait systématiquement dans ce régiment où nous étions accueillis avec beaucoup de réserves. Je me rappelle que Jean-Pierre Nouveau, aspirant lors de son arrivée, avait été fait sous-officier par un capitaine très réticent. Bien que polytechnicien, j’étais moi-même considéré avec beaucoup de soupçons. C’est d’ailleurs dans cette même unité que certains ont refusé la croix de Lorraine sur carte de France comme insigne de la division lorsqu’elle a été adoptée. Cela en dit long. Pour nous qui venions de France c’était assez pénible d’entendre les propos qui étaient tenus sur le général de Gaulle, sur les Gaullistes, sur les crypto-communistes que nous devions tous être, pour avoir trahi le maréchal Pétain. Mais à partir du jour où on a été au combat, l’entente a été remarquable.
[Le 7 avril, le général de Gaulle avait passé en revue au Maroc la division qui avait embarqué le 10 avril]
P.R. : De Témara, vous allez partir pour l’Angleterre, ce séjour en Angleterre vous a-t-il laissé un souvenir particulier ?
C.C. : Oui. C’est avec une très grande émotion que je me rappelle l’accueil que nous avons reçu. Nous avions voyagé en LST, ces bateaux à fond plat, qui servirent ensuite pour le débarquement. Douze jours de mer parce qu’on faisait un grand détour pour éviter les sous-marins. Nous sommes arrivés dans un port du pays de Galles, Swansee, où nous sommes restés dans les docks pendant plusieurs jours jusqu’à ce que tout le convoi soit rassemblé. On couchait par terre. Je me souviendrai toute ma vie de l’accueil que nous ont fait les dockers anglais. Cette ville avait été affreusement bombardée pendant la guerre, elle avait beaucoup souffert. Ces types étaient misérables mais ils ont tout fait pour que nous nous sentions bien ! Très impressionnant. Ensuite cela a été le nord de l’Angleterre, juste au sud de l’Écosse, où nous avons attendu patiemment sous la tente que le débarquement ait lieu pour que nous puissions rejoindre le combat.
Nous avions reçu l’essentiel du matériel au Maroc, peu de temps avant d’embarquer pour l’Angleterre, avec pour consignes de l’utiliser le moins possible, parce que nous irions au combat avec. Ainsi nous faisions beaucoup de manœuvres en camions en prétendant être dans un char !
P.R.: Et puis vient enfin le jour du départ pour la France. Il y a quelques souvenirs je pense, le jour où on vous annonce « cette fois-ci on y va ».
C.C.: On nous a annoncé le Débarquement. Le lendemain, rien. La semaine d’après, rien encore. Le général Leclerc venait calmer notre ardeur en nous disant « on ira, on ira sûrement ». Nous avons appris par la suite que lui-même se demandait quand on irait. Nous étions sans doute déjà intégrés dans l’armée américaine, l’armée Patton ; mais nous ne le savions pas. Et puis vint enfin le jour où on nous a mis sur des trains pour aller embarquer sur des LST qui débarqueraient à UTAH Beach, à la base du Cotentin.
[Le départ vers Bournemouth et Wymouth a lieu le 21 juillet pour embarquer le 30 juillet et atteindre les plages françaises le 1er août.]
P.R.: Et puis ça va être la traversée de la Normandie avec des combats sévères et des pertes sérieuses pour la 2ème DB.
C.C. : Dès l’arrivée en Normandie, mon escadron a été engagé. Il y avait une tentative des Allemands de repousser à la mer les éléments d’UTAH Beach. Le général Leclerc était chargé de partir vers l’ouest, descendre vers le sud et repartir vers l’est pour faire sa liaison avec la division blindée polonaise qui avait pour objectif Caen dans le cadre de l’armée Montgomery et qui devait nous rejoindre en bouclant sept divisions allemandes dans ce qu’on a appelé la poche de Falaise. C’était en terrain difficile pour les chars, comme lors de la bataille de la forêt d’Ecouves. Nous étions des « greens » comme disaient les Anglais, autrement dit des bleus. Certes, j’avais des camarades qui s’étaient déjà battus mais la plupart d’entre nous n’avions jamais connu le feu. Les unités étaient nouvelles alors que nous avions en face de nous certaines des meilleures divisions allemandes qui avaient combattu en Union Soviétique.
[Les pertes de la 2ème DB ont été de 60 tués et 550 blessés].
Nous n’avons compris le mouvement qu’après coup. À mon niveau, chef de peloton, on allait là où on nous disait, sans comprendre ce que nous faisions.
P.R. : A quel moment avez-vous su que vous alliez marcher sur Paris ?
C.C.: Après la fin de la poche de Falaise, une décision très sage a été prise : ne pas tenter de faire la jonction avec des éléments britanniques (qui étaient polonais en fait pour nous) qui venaient du nord, laisser une brèche par laquelle s’échapperaient les divisions allemandes. C’est en effet ce qui s’est passé : elles ont été méchamment matraquées quand elles sont passées dans le couloir entre les Polonais et nous. Nous sommes restés sur place ; dans les deux trois jours qui ont suivi, le bruit a couru, et puis l’ordre est arrivé : « on file vers l’est ». Immédiatement, nous avons pensé à Paris.
Jusqu’aux environs de Paris : rien. Les Allemands étaient partis. Dans la banlieue immédiate, pour nous Jouy-en-Josas, de nouveau un peu de résistance.
P.R. : Vous êtes entrés à Paris par quelle porte ?
C.C. : Nous devions entrer par la porte de Versailles. Là, on s’est heurté aux allemands concentrés dans le parc des expositions. Puisque l’objectif était d’arriver le plus vite possible dans Paris, nous sommes revenus un peu en arrière. Nous sommes entrés par la porte de Saint-Cloud. Place de la porte de Saint-Cloud on a reçu quelques obus tirés par des Allemands qui étaient au bois de Boulogne. Il y a d’ailleurs encore là, un bistrot qui s’appelle « les trois obus » car il avait été matraqué à ce moment-là. Mais à partir de la porte de Saint-Cloud plus rien, ces trois obus ne comptent pas. Ensuite nous avons pris la rue Michel-Ange, l’avenue Mozart, l’avenue Victor Hugo.
P.R. : Quelle impression cela fait d’entrer à Paris dans ces conditions-là ?
C.C. : Dingue. Fou. Un camarade avait eu l’idée d’appeler au téléphone sa mère qu’il n’avait pas vue depuis trois ans ; il a pu lui parler ; il a été tué avant de la revoir. Absolument fou. Les parisiens étaient fous, il y en avait partout, partout. Ça dansait déjà, quand il y avait un coup de feu tout le monde se mettait par terre. Je me rappellerai toujours en arrivant place de l’Etoile, où il y avait une foule dense, un char Panther embossé devant les Tuileries a tiré un coup de canon. Son obus est venu taper à la base de La Marseillaise de Rude, ce haut relief de l’Arc de Triomphe. Et j’ai vu tous ces gens qui dansaient sur la place de l’Etoile se mettre par terre.
P.R.: Alors à Paris c’est la fête, la liesse, l’enthousiasme, De Gaulle arrive le 25 août, êtes-vous là au moment où De Gaulle arrive place de l’Hôtel de Ville, s’adresse à la foule et ensuite va faire la descente des Champs Élysées ?
C.C.: Non, je n’ai pas fait partie de ceux qui ont été convoqués à l’Hôtel de Ville. Nous avions fini sur les Champs Élysées et nous sommes retournés place Victor Hugo. Le lendemain on apprenait que deux divisions allemandes arrivaient à pied et à bicyclette. Il fallait les arrêter dans la banlieue nord de Paris, ce qui a été fait très simplement. C’était une division qui n’était pas bien méchante. Mais nous sommes restés là-bas.
Puis un jour [le 8 septembre], on est parti vers l’est. Rien, pas de résistance…
P.R. : Jusqu’en Lorraine ?
C.C. : J’ai libéré Vittel, pratiquement sans un coup de feu…
P.R. : Comment cela se passe la libération d’une ville comme Vittel ?
C.C. : On arrivait, on n’avait presque personne en face de soi. Quelques pelés, trois tondus, trois coups de feu, tout le monde s’en allait. Tout d’un coup nous étions submergés par des gens qui nous embrassaient, qui vous traitaient en héros, alors que l’on n’avait rien fait du tout.
Un peu plus loin, nous sommes tombés sur ce qui a été pour mon groupement et le bataillon Massu, qui combattait avec nous, un des moments les plus intéressants de notre guerre. On avait manqué de croiser une division blindée allemande, une très bonne division, qui venait en sens contraire. Nous étions sur deux routes parallèles. Tout d’un coup, on s’est rendu compte qu’il y avait au nord de nous cette division blindée. On a décidé de les enfermer dans Dompaire. Là, il y a eu une journée très belle de combat de chars [le 12 septembre] comme on le raconte dans les livres. Il faisait très beau, on avait bouclé les Allemands. Mon peloton était sur la sortie est de cette petite ville ; ils étaient attaqués par l’ouest par les Thunderbolt américains [à l’initiative de Leclerc]. Malgré des chars de très bonne qualité, supérieurs aux nôtres, cela a été une hécatombe.
[C’est lors de la bataille de Dompaire que Claude Cheysson a gagné sa première citation à l’ordre du corps d’armée].
P.R.: En Alsace ça a été dur pour plusieurs raisons, d’abord les allemands ont résisté, ensuite le climat était épouvantable.
C.C. : Il y a eu plusieurs moments en Alsace. D’abord nous avons été arrêtés sur les contreforts ouest des Vosges. Les Américains avaient décidé d’attaquer Strasbourg par la route principale. C’est là que le général Leclerc, un vrai cavalier, a pris une décision tout à fait étonnante : nous envoyer sur des routes de montagnes où il n’y avait personne. Les Allemands n’auraient jamais pu supposer qu’une division blindée s’engageât sur une route si étroite. Quand un char était en panne on le poussait dans le ravin. Et souvenirs pittoresques, je suis arrivé en tête de notre groupement à Saverne, un matin vers 6h. J’ai arrêté un vieux bonhomme en lui disant « où est la kommandantur ? ». Il s’est mis à bégayer : « c’est pas possible », et il a éclaté en sanglots. Je n’ai pu lui tirer le moindre renseignement. On a trouvé la kommandantur où on a piqué les Allemands qui étaient dans leur bain. Et nous sommes revenus en arrière, pour attaquer les positions allemandes du col de Saverne qui étaient toutes tournées vers l’ouest, et qui ont été ainsi prises à revers [le 22 novembre], tandis que le reste de notre groupement filait vers Strasbourg, sans résistance. Prise de Strasbourg sans difficulté. [Claude Cheysson gagne le 28 novembre sa seconde citation à l’ordre du corps d’armée. Cinq jours plus tôt, il a été promu lieutenant]. De là, nous sommes repartis vers le sud et nous avons commencé à trouver du dur, vraiment du dur, de vrais combattants. Il y a eu cette poche de Colmar qui devait durer un certain temps [du 20 janvier au 13 février] et le froid que vous évoquez.
P.R. : Vous passez le Rhin avec votre unité et vous entrez en Allemagne ?
C.C. : Beaucoup plus tard. Auparavant, il y a eu un moment très dur pour nous. C’était le 1er janvier 1944. La division avait été appelée en renfort au moment de la contre-offensive de Von Rundstedt dans les Ardennes. Les unités américaines avaient été bousculées et avaient abandonné des chars. Nous avons récupéré un char américain abandonné parfaitement intact. Il faisait -15°C, on crevait de froid, on grelottait, on ne pouvait s’abriter et les combats étaient très durs.
Après l’échec de l’offensive de Von Rundstedt, les Allemands ont essayé de redescendre vers le sud et nous avons été ramenés sur Strasbourg. J’ai été engagé à douze kilomètres au nord de Strasbourg et nous avons arrêté les Allemands. Nous sommes ensuite repartis vers le sud pour faire la liaison avec la 1ère armée qui a marqué la fin de l’occupation allemande de la France.
[Claude Cheysson sera à nouveau cité pour fait d’armes à l’ordre de l’armée lors des combats à Neuf-Brisach le 1er février et dans le village de Balgau le lendemain]
C’est beaucoup plus tard en effet que nous sommes entrés en Allemagne. Nous n’avions pas participé aux premières opérations sur l’Allemagne, car entre temps nous avions été envoyés au repos en Lorraine et on nous avait ensuite demandé de partir pour Châteauroux [le 28 février] pour liquider la poche de Royan [14-17 avril].
Quand nous avons rejoint la phase finale, nous n’avions relativement rien devant nous. Je me rappelle qu’une unité voisine a même capturé deux avions Messerschmitt, qui s’étaient posés sur l’autoroute en panne de carburant. Une division blindée prenant des avions, cela en dit long sur la débâcle. Nous avons continué vers l’est comme ça jusqu’à l’armistice le 7 mai où mon unité s’est arrêtée non loin de Dachau.
P.R. : La guerre se termine, la victoire est acquise et après pour vous ?
C.C. : D’abord nous avons eu le grand honneur d’être invité à la célébration du 18 juin suivant. Nous avons défilé dans Paris. Imaginez ce que c’était pour des jeunes de notre âge ; nous avions connus des moments plutôt difficiles. C’était fantastique, l’euphorie merveilleuse. Et après chacun s’est retrouvé en face de lui-même. Qu’est-ce qu’on va faire ? Moi je reprendrais les études. Je voulais faire l’ENA pour intégrer le Quai d’Orsay. Ce fût le cas. D’autres n’arriveront pas à oublier ces jours fantastiques qu’ont été les jours de la guerre et ils continueront dans l’armée ; ceux-là généralement partiront pour l’Indochine, avec le général Leclerc.
Une des caractéristiques des français libres et de tous ceux qui se sont impliqués dans ce combat est qu’il s’agissait d’un engagement personnel. C’est tout à fait extraordinaire, c’est un cas presque unique dans la vie de la France. Alors après chacun se retrouve avec soi-même.
Je vais dire quelque chose de très personnel : j’ai ressenti, et je ressens encore, l’humiliation que j’ai éprouvé comme français, l’humiliation de voir mon milieu, les bourgeois, accepter si volontiers Pétain. Ils avaient été de bons combattants en 1914, ils l’auraient encore été dans un combat classique. Mais là, ils ont accepté la discrimination raciale du régime, le régime policier, la collaboration. Quelle humiliation !!