Conversation avec Leïla Shahid.
La dernière fois que j’ai vu Claude, c’était le 11 novembre 2004. Ensemble, nous avons suivi le cercueil de Yasser Arafat qui devait rejoindre la Palestine dans l’avion militaire que le président Chirac avait mis à sa disposition après onze jours passés à l’hôpital à Paris. Je tenais beaucoup à ce que Claude soit là, parce que je savais combien le président Arafat l’aimait, l’estimait et lui était reconnaissant. Moi aussi, pour ce qu’il avait fait comme Ministre des Affaires étrangères et comme Commissaire européen.
Je sais que c’était sa dernière sortie publique et cela m’émeut d’y repenser.
J’ai rencontré Claude en 1993, lorsque j’ai été nommée par le président Arafat représentante de la Palestine en France et à l’UNESCO. J’aimais beaucoup le voir ; pour moi, c’était une chance inouïe de pouvoir parler à un acteur politique français de cette importance. Il avait déjà pris sa retraite. Je m’entendais particulièrement bien avec lui ; c’est important dans la vie aussi.
Aujourd’hui, il n’est plus là. Le président Arafat n’est plus là non plus. Nous sommes entrés dans une autre phase de la politique palestinienne et de la politique française. Leurs témoignages nous manquent puisque cette histoire n’a pas encore été écrite.
Il est nécessaire de rendre hommage à Claude, pour rappeler aux jeunes Français et aux jeunes Palestiniens qui s’intéressent aux relations franco-palestiniennes et euro-palestiniennes, des moments importants qui ont compté dans l’itinéraire palestinien, et qui vont continuer à compter car malheureusement le combat des Palestiniens n’est pas terminé. C’est important qu’ils sachent. Il n’y a pas d’avenir sans mémoire. Elle est toujours très riche de leçons.
Lorsque je suis arrivée en France en 1993, je suis allée chercher dans la mémoire des relations franco-palestinienne quels avait été les moments importants. J’ai fait la même chose lorsque je suis arrivée à Bruxelles. Un diplomate palestinien se doit d’être très pragmatique et autonome car il n’a malheureusement pas la chance d’avoir le soutien d’institutions diplomatiques, politiques, parlementaires comme un diplomate français ou européen qui a des archives diplomatiques à sa disposition.
La contribution de Claude Cheysson a été très importante. Elle est l’exemple de ce qu’il est possible de faire. Je suis aujourd’hui représentante de la Palestine auprès de l’Union européenne et on me répète sans cesse qu’on ne peut rien faire, surtout en Europe. Et toujours, je prends le contre-exemple de Claude Cheysson ; malheureusement il n’y en a pas beaucoup d’autres.
La carrière de Claude Cheysson et son regard sur la Palestine ont été guidé par une position fondamentale très importante : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et sa traduction concrète après la guerre, la décolonisation. Claude a été un acteur de la décolonisation. Il a compris que la Palestine était peut-être la dernière question de décolonisation dans le monde moderne.
Il y avait toujours une réflexion intellectuelle derrière les choix que faisait Claude Cheysson. Il parlait peu de lui-même et de sa contribution, faisait peu état de ses services, parce qu’il était d’une élégance princière. Il agissait simplement selon ses convictions ; il considérait qu’il n’avait pas à être remercié pour cela. C’était un homme de conviction, ce qui nous manque aujourd’hui beaucoup en politique. Or, la Palestine est un sujet qui brûle les doigts. Il brûle les doigts de celui qui ose y toucher. Claude Cheysson appartient à ces hommes courageux qui ont bravé ce tabou de la Palestine qui brûle les doigts et ceci très tôt dans l’histoire du conflit.
Comme ministre des Affaires étrangères, Claude a été un précurseur. Son action était prémonitoire, il voyait avant les autres. Il avait du flair et une intelligence historique. Très vite il a compris que le plus important était que les Palestiniens aient une organisation qui les représente. Il était impossible que les Arabes représentent les Palestiniens ; cela ne pouvait être ni Nasser, ni Hafez el Assad, ni le Roi de Jordanie. Il pensait que l’OLP devait avoir une existence diplomatique, devait être reconnue, devait survivre à toutes les tentatives arabes de la marginaliser et affirmer l’autonomie de ses décisions politiques.
L’OLP devait devenir l’étendard de la Palestine. Claude en a convaincu François Mitterrand. C’est à lui qu’on le doit, à personne d’autre. François Mitterrand était un ami d’Israël et Claude l’a convaincu qu’Israël avait besoin d’un interlocuteur, que si elle voulait faire la paix ce n’était sûrement pas avec les Égyptiens ni avec les Jordaniens ni avec les Syriens. Elle devait avant tout faire la paix avec les Palestiniens.
C’est ainsi que lors de sa première visite à la Knesset israélienne, François Mitterrand a dit aux Israéliens : « vous devrez reconnaitre un état palestinien un jour, parce qu’il sera votre meilleur interlocuteur ». La seule nation qui peut réellement légitimer la nation israélienne et reconnaître un état israélien, c’est sa victime, la Palestine.
Claude a compris que l’OLP était un instrument très important pour les Palestiniens parce qu’il les unissait, qu’ils viennent de la diaspora (qui représente jusqu’à aujourd’hui à peu près 60% des 10 millions de Palestiniens) ou qu’ils viennent des territoires occupés. Il savait aussi qu’Israël, si elle veut vivre en paix dans cette région, aurait besoin un jour de parler avec un représentant qui soit légitime aux yeux de la population palestinienne.
Toute l’action de Claude, de 81 à 83, a donc consisté à sauver physiquement Yasser Arafat, ses aides de camp, ses troupes mais surtout son droit à exister dans la dignité comme représentant d’une nation.
En 1981, Claude Cheysson constatait, comme tous ceux qui s’intéressaient au Moyen-Orient, que les Israéliens souhaitaient faire du Liban une base pour leurs ambitions et pensaient qu’il y avait là une chance de se débarrasser de l’OLP. Claude s’est donc rendu au Liban pour parler à Yasser Arafat. Il n’est pas arrivé à le rencontrer ; les combats l’en ont empêché. Mais c’était une tentative de reconnaissance diplomatique : le ministre des Affaires étrangères de la France souhaitait parler à Yasser Arafat. C’était une reconnaissance officielle : on ne rencontre pas des fantômes, on rencontre le chef d’un mouvement de libération nationale.
En 82, lors du siège de Beyrouth qui a duré trois mois et de l’offensive des phalangistes téléguidée par Israël à Sabra et Chatila, Yasser Arafat et ses combattants étaient confrontés à un choix difficile : laisser Sharon détruire la ville et ses habitants ou quitter Beyrouth dans le cadre d’un accord international (le Plan Philip Habib – du nom du Secrétaire d’État américain). Claude Cheysson fut le seul à comprendre qu’il ne fallait pas laisser tomber Yasser Arafat et ses troupes. Il fallait au contraire lui offrir une porte de sortie honorable parce qu’il était nécessaire qu’il survive en tant qu’interlocuteur légitime et représentant les palestiniens. Claude fit tout pour que le départ des combattants palestiniens se fasse avec les signes du respect de la dignité nationale palestinienne. Il envoya des bateaux et une force militaire française pour accompagner la sortie du Président Arafat et de tous ses combattants, avec leurs armes et leurs habits militaires ; ils quittaient le pays la mort dans l’âme d’avoir à laisser leurs familles derrière eux mais dignes et reconnaissants aux Libanais qui les avaient soutenus.
Claude Cheysson savait l’importance de ces symboles nationaux pour un peuple qui se bat pour la reconnaissance. Claude connaissait la Palestine dans sa réalité. Il l’avait rencontrée en 1948 comme stagiaire en mission pour les Nations Unies. C’était le seul de tous les hommes politiques français à avoir été sur le terrain. Il m’a beaucoup parlé du choc qu’avait été pour lui la prise de conscience de la réalité de la Palestine, de ce que signifie être Palestinien, de la place de la communauté juive, de ce qu’elle voulait à l’époque (la communauté juive palestinienne était très anti-sioniste), de la place des Arabes, de la Jordanie construite sur les restes d’une Palestine dépecé. Claude était un des rares hommes politiques à pouvoir témoigner de tout ça personnellement.
Claude avait donc cette conscience de l’importance de sauver l’OLP, de sauver la dignité du peuple palestinien à travers son représentant Yasser Arafat. La France a joué un rôle très important pour rendre cette sortie honorable possible. Mais ça ne s’arrête pas là. Les tentatives d’hégémonie arabe sur l’OLP perduraient. La Syrie de Hafez el-Assad était très fâchée que Yasser Arafat, au lieu d’aller vers Damas pour trouver refuge après l’offensive israélienne, soit plutôt allé vers Tunis grâce à la marine français qui l’avait amené vers la Grèce puis vers la Tunisie. La Syrie essayait de punir Yasser Arafat en soutenant une tentative de scission au sein de l’OLP. À Tripoli, au Liban, résidait une communauté palestinienne importante de réfugiés de 48, dont le numéro deux de l’OLP, son chef militaire, Khalil al-Wazir, qui s’est retrouvé encerclé par tous les combattants que la Syrie soutenait. Le Président Arafat, qui était parti en Tunisie, s’infiltra clandestinement pour rejoindre Khalil al-Wazir à Tripoli. Ce fut une de ces batailles très longue où il ne pouvait y avoir ni vaincu ni vainqueur. À nouveau, Claude Cheysson, la France, la marine française, ont évacué Yasser Arafat, alors que toutes les eaux territoriales libanaises étaient totalement sous l’emprise de l’armée israélienne.
Ce sont deux moments où la diplomatie français dirigée par Claude Cheysson a mis en œuvre tous les moyens pour sauver l’OLP. Les diplomates étaient totalement investis et quelque fois risquaient leur vie. Il ne faut pas oublier Louis Delamare qui a payé de sa vie le courage de la politique étrangère française de l’époque : une punition de Hafez el-Assad contre la France pour avoir osé traiter avec l’OLP et pour l’avoir à deux reprises sauvée.
Sans ces deux interventions, l’OLP n’aurait pas été là pour signer les accords d’Oslo 10 ans pus tard, qui malgré tous leurs échecs, nous ont permis de revenir en Palestine.
Le deuxième grand moment de la contribution de Claude à la cause palestinienne, bien sûr, c’est à Bruxelles. Après son départ du Quai d’Orsay, Claude Cheysson devint Commissaire européen en charge des relations méditerranéennes. En 1985, l’Europe commençait à émerger vraiment comme une puissance régionale. Le Mur de Berlin n’était pas encore tombé. Le monde bipolaire ne s’était pas encore transformé en un monde multipolaire. Mais l’Europe était déjà très importante pour tous les partenaires de la Méditerranée et en particulier pour le peuple palestinien. L’URSS était déjà sur le déclin. Les États-Unis faisaient tout pour décrire l’Europe comme un nain politique et un géant économique ; ce n’était pas tout à fait la réalité. Certes, l’Union européenne avait beaucoup de mal à unir sa position en matière de politique étrangère. Il y avait beaucoup de réticences : la France ne voulait pas renoncer à son domaine réservé de souveraineté, l’Allemagne restait neutre, l’Angleterre suivait les positions américaines. Comme aujourd’hui.
Mais il y avait à la tête de la Commission des gens courageux. Claude Cheysson a compris très tôt, peut-être pendant la guerre, peut-être pendant la lutte du peuple algérien pour son indépendance, que la volonté des peuples ne peut pas être remise en cause, et qu’il faut savoir choisir son camp dans l’Histoire. Il savait qu’il pouvait contribuer, modestement, à ce mouvement de l’Histoire. Pas parce qu’il aime les Algériens ou les palestiniens, mais parce que l’histoire est quelque chose de cumulatif au niveau du droit, au-delà des différences nationales. Ce que les vietnamiens ont fait, ce que les cambodgiens ont fait, ce que les algériens ont fait, ce que les palestiniens font, ce que les sud-africains ont fait, tout cela est cumulatif. Parce qu’au-delà de leur différence c’est le même principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et c’est la dignité des hommes et des femmes du monde ; et ça c’est universel, ce n’est pas national.
Claude a choisi ce camp-là, parce qu’il n’était pas seulement un homme politique, mais aussi un intellectuel et un homme d’éthique. Je suis certaine qu’en allant se coucher tous les soirs, et en se réveillant le matin, il se demandait quel était son rôle. À toutes les étapes de sa vie, depuis ses 18 ans jusqu’à son décès, il se demandait « que puis-je faire pour mon pays quelle est ma contribution à la diplomatie française ? ». C’est cela qu’ont respecté tous les gens qui ont travaillé avec lui.
Lorsqu’il est revenu à Bruxelles en 1985, il se demandait chaque seconde, « qu’est-ce que je fais avec l’Afrique », « qu’est-ce que je fais avec les partenaires de la méditerranée, qu’est-ce que l’Europe, et où elle va et qu’est-ce qu’elle veut ». Ce n’était pas du tout un eurocrate, c’était avant tout un homme politique profondément convaincu de ce que l’Europe pouvait faire. Son raisonnement était le suivant : « puisque personne ne remet en cause l’existence d’une nation palestinienne, cette existence doit être traduite dans la réalité ».
Toutes les résolutions de l’Union européenne condamnaient l’occupation des territoires palestiniens par Israël, et pourtant l’Europe était le premier partenaire économique, commercial et diplomatique d’Israël. Israël est indéniablement le pays qui tirait le meilleur profit de ce partenariat euro-méditerranéen. C’est toujours le cas. Et pourtant les dirigeants européens ne cessent de clamer, aujourd’hui comme à l’époque, qu’ils ne peuvent rien faire.
La politique pratiquée par le Commissaire Claude Cheysson a catégoriquement démenti cette attitude, qui est une attitude de lâcheté. Il a eu le courage de faire des choix, dans le respect des positions européennes. Il a décidé d’être totalement légitimiste, imposant à la Commission la cohérence et le respect des positions européennes. Que disaient ces positions ? Que l’Union européenne reconnaît la Cisjordanie, Gaza, Jérusalem comme territoires occupés. Que l’Union entretient des relations avec la société civile palestinienne, des relations économiques, des relations commerciales. Que les résolutions de l’ONU 181, 194, 232 et 338 sont les termes de référence de la solution du conflit.
À l’époque, les exportateurs palestiniens étaient obligés de vendre leur production à AGREXCO, un organisme israélien, qui centralise les exportations dans le secteur fleurs, légumes et fruits. AGREXCO considérait les productions palestiniennes comme israéliennes, pour les exporter ensuite. Claude Cheysson décida que ça allait changer, que les producteurs palestiniens devaient avoir accès directement au marché européen. Il a convaincu ses collègues de la commission qu’il n’y avait aucune raison d’assujettir les exportateurs palestiniens à la puissance occupante. Bien sûr, au début, les Israéliens n’ont rien voulu entendre. Face à ce refus, Claude décida de suspendre des accords de coopération avec Israël. Il s’en tenait au droit : Gaza et la Cisjordanie ne sont pas des territoires israéliens, l’Europe ne peut donc pas importer de ces territoires des produits désignés comme israéliens. Les Israéliens ont les pieds sur terre, ils ont immédiatement compris qu’ils perdaient plus dans la suspension des accords avec l’Union européenne que ce qu’ils gagnaient avec AGREXCO. La Palestine a donc commencé, contrairement à ce que beaucoup de gens pense, à exporter vers l’Union Européenne en 1986 !
En 1987, débuta la première intifada. Le monde découvrait que le mouvement national palestinien, ce n’était pas seulement des Fedayin avec des kalachnikovs, mais aussi une population civile qui ne pouvait plus supporter l’occupation militaire. On voyait des femmes et des enfants dans les manifestations, et les palestiniens crevaient l’écran sur tous les écrans de télévision du monde. La répression était féroce du côté Israélien. Ils fermèrent les universités sous prétexte qu’elles étaient subversives.
À nouveau le Commissaire Cheysson a réagi avec fermeté et courage. Il considérait que les universités étaient des lieux de formation académique. Il rappela que population palestinienne avait le taux le plus élevé d’alphabétisme (98%) et le plus haut taux de diplômés universitaires parmi les états arabes. Il refusait cette politique d’imposition de l’ignorance. Il informa Israël que l’Union européenne ne pouvait accepter ces fermetures qui décapitaient l’élite palestinienne universitaire ; l’Union considérait que c’était une violation du droit à l’éducation des palestiniens. Bien sûr, la puissance occupante n’a pas écouté. Claude décida alors la suspension des accords éducatifs, culturels et scientifiques avec le gouvernement israélien. Comme précédemment, Claude Cheysson s’en tenait à la règle : il ne demandait pas la libération de la Palestine, il demandait qu’on rouvre les universités. Quelques semaines après la suspension des accords, Israël rouvrait les universités. C’est dire combien il y a des outils efficaces pour donner une vraie crédibilité à la politique européenne. L’Union n’est pas obligée de rester un nain politique. Il suffit à un haut fonctionnaire européen d’avoir l’honnêteté intellectuelle, le courage politique, et le sens moral d’une éthique pour être efficace.
Je pense réellement que Claude Cheysson a contribué au projet palestinien dans ces deux moments de sa carrière. Le projet palestinien, c’est quoi ? C’est deux états – un israélien et un palestinien – qui sont le fondement de la paix en méditerranée. Comment allons-nous construire une Méditerranée, pacifiée, prospère, démocratique, laïque, si ce conflit qui mine la région depuis 65 ans n’est pas résolu ? Et quel pourrait être le plus beau message que celui d’une Palestine souveraine et indépendante qui coexiste à côté de l’état d’Israël ? La diplomatie française pourrait être le moteur d’une politique européenne qui avance vers cet objectif, elle mériterait sa place de grande nation qui a son rôle à jouer. Je pense que Claude Cheysson a été un des piliers les plus honorables et les plus efficaces de cette grande nation. Parce qu’il ne s’agit pas seulement d’aspiration à la grandeur, il s’agit de savoir la traduire les intentions par des actes sur le plan diplomatique, économique et commercial. Le monde arabe, et la Palestine en particulier, ont besoin de cette diplomatie française et européenne active, courageuse et honorable ; ils ne peuvent pas survivre sans elle. L’Europe et la France ne peuvent pas être des puissances méditerranéennes et mondiales sans le monde arabe et la Palestine. Il y a là une convergence objective d’intérêts et de visions de l’avenir.